Jean Lapouge sort un nouvel album, et il dépoussière aussi certains de ses anciens enregistrements. Cela semble être un bon moment pour dresser le portrait de l'un de mes guitaristes préférés, un musicien qui a une façon bien à lui d'explorer les beautés du monde sonore.
Ce sont des beautés bien curieuses : il ne s'agit pas à proprement parler de jolis sons, même s'il y a beaucoup de moments dans sa musique qui semblent correspondre à cette définition ; mais le guitariste de Sarrazac (Dordogne, France) pare sa musique des oripeaux de l'idéalisme et d’une sorte de folklore stylisé, comme s’il y avait là une formule mystérieuse capable de soulever le voile séparant le monde éveillé du monde des rêves.
C’est de la musique pour tous, mais aussi pour chacun à la fois, et à sa manière. Comme lorsqu’une tempête de neige s’abat sur une foule, chaque individu ne voit que par le prisme des flocons qui traversent son champ de vision. Voilà la musique de Jean Lapouge.
Et maintenant suivez-moi…
Certaines musiques fonctionnent alors que tout laisse à penser, par l’instrumentation, qu’elles ne devraient pas. Le trio trombone, vibraphone et guitare de Jean Lapouge est à ce sujet un cas d’école. A l’instar de certains rêves qui peuvent être tout à la fois sereins et terrifiants, les émotions contenues dans« Temporäre » ne sont jamais bien définies. Il y a de la tension tout au long de l'enregistrement, même lors de passages où la tranquillité est le sentiment qui prévaut. Il y a beaucoup de contraste, dès le début. "My Song Goes Wrong" n'est qu'un exemple parmi tant d'autres où un morceau aux allures de berceuse se met brusquement à piquer et à s’agiter dans tous les sens, bref à parler de tout sauf d’une paisible nuit de sommeil : la guitare de Lapouge se mêle à la mélodie du trombone de Christiane Bopp, tout en jouant avec le tricotage rythmique du vibraphone de Christian Pabœuf. C'est de la musique envoûtante et terriblement belle. C'était aussi l'une des meilleures choses sortie en 2011, et ça l'est toujours.
Il faudrait être particulièrement insensible pour ne pas tomber amoureux des délicates berceuses qui composent « Des Enfants ». Contrairement à l'espèce de sérénité intranquille de « Temporäre », cette cuvée 2012 utilise une palette aux couleurs bien plus délicates. Et cela s'applique tout autant aux titres qui font entendre un rugissement comme "Les Américains", ou ceux qui font taper du pied comme "Two Days Before", qu’au très chantant morceau-titre de l’album. Le cœur de ce disque se révèle cependant dans la façon dont un morceau comme "Les Soldats", au lieu de laisser exploser soudainement l'intensité accumulée, canalise au contraire l'énergie pour énoncer une mélodie à voix basse avec une force incroyable.
Je pourrais écouter cet album sans arrêt, et j'ai passé ces dernières années à le prouver. Il a atteint la 24eme place sur ce site (Best of 2012)
La livraison 2014 de Jean Lapouge, « Plein Air », est aussi proche que possible d'un album de guitariste standard. Cela dit, son trio avec le batteur David Muris compte dans ses rangs le violoncelle de Grégoire Catelin, donc peut-être que le mot standard est complètement hors-sujet. Quoi qu'il en soit, avec l'aimable bavardage de «Par la côte» et l’optimisme plein d’allant de «En Campagne» ce disque se démarque nettement des ambiances contemplatives, de l'expressivité mélodique et des arrangements aux superpositions denses de ses précédentes collaborations. Cependant, l'addition du violoncelle ouvre toutes sortes de possibilités mélodiques, et le trio exploite chacune d’entre elles. Des titres tels que "Acteur fétiche", "Mario" et "Un hymne" s'ouvrent sur des plages langoureuses qui au bout d’un moment se transforment en passages plus denses, avec une imprévisibilité captivante ; c’est là que se trouve le cœur de ce bel enregistrement.
Pour la petite histoire, la musique de « Neuf Songes » était destinée à sortir sur ECM Records, mais ça ne s'est jamais concrétisé. Dommage, vraiment, car non seulement ces anciens enregistrements de Noëtra se seraient parfaitement intégrés à la production d’ECM des années 80, mais ils auraient pu avoir un impact sur l'écurie existante des musiciens du label.
Il a là des orchestrations dramatiques et des intermèdes introspectifs, la précision prog-jazz et la fusion jazz-folk, représentatifs de tout un pan de la scène jazz moderne des années 1980 ; Noëtra réunissant tous ces éléments de façon remarquablement vibrante, les faisant sonner superbement. Et comme ce disque aurait pu joliment trouver sa place aux côtés des albums ECM d' Eberhard Weber, Steve Tibbetts ou Miroslav Vitous… Heureusement, Lapouge a chargé cet album sur sa page Bandcamp et l'a rendu accessible aux auditeurs actuels. Je dois dire qu’il résiste remarquablement bien au temps. La capacité qu’a cette musique d’enchanter n'a en rien diminué, ne serait-ce qu’un peu.
Pour son dernier enregistrement Lapouge est resté fidèle au trio qui a mené au succès de Plein Air. Cet enregistrement révèle également la façon dont Lapouge veut que les choses évoluent. la musique semble plus précise et plus claire. Qu’ il n'y ai plus le va-et-vient du contrôle mélodique par la guitare ou le violoncelle est révélateur.
Dans Plein Air, il y avait les «morceaux guitare» et les «morceaux violoncelle». Ces allers et retours ont donné lieu à des moments captivants. Dans Hongrois, la combinaison des deux instruments utilise les mêmes ressorts, mais les focalise à travers une lentille beaucoup plus nette, amenant une cohésion bienvenue. Le morceau d'ouverture, "Naples", est au cœur de la question avec deux sections guitare-violoncelle qui mettent fin à un échange d'idées plus convenu entre les trois musiciens : aucun des instruments n’est choisi pour être mis en avant, ce qui permet à l’auditeur de simplement faire des changements de focale tout en gardant l'image entière dans son champ de vision. Le morceau « Hongrois » est à ce titre le plus abouti : ici les trois instruments se réunissent de manière à ce que le projecteur et l'objectif n’aient pas à être ajustés ou même choisis du tout. Et «Illusion du Fond» illustre bien le degré de maîtrise auquel s’est hissé le trio à travers ce type d’approche, en ce sens que la structure d’un morceau, qui peut être celle de la chanson, permet d’incorporer les éléments du jazz, du blues, et même parfois de la musique de chambre, en se complétant et se succédant tour à tour pour se réinventer sans fin.
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